CHAPITRE 4
Le matin suivant, il neigeait toujours, et le ciel restait sombre. Bard n’avait pas le moral en regardant les hommes nourrir leurs chevaux, faire une grande marmite de porridge, et seller leurs bêtes pour partir. Les hommes murmuraient que le Roi Ardrin n’avait pas le droit de les envoyer se battre en hiver, que cette campagne était l’idée de son pupille, qui ne connaissait pas les usages ; avait-on jamais entendu parler de partir en guerre à l’approche de l’hiver ?
— Haut les cœurs, mes amis ! dit Bard. Si les Séchéens peuvent voyager par ce temps, allons-nous nous croiser les bras et attendre au village qu’ils viennent lancer le feuglu sur nos maisons et nos familles ?
— Les Séchéens sont capables de tout, grommela l’un des hommes. Un de ces jours, ils vont moissonner au printemps ! La guerre doit se faire en été !
— C’est parce qu’ils pensent qu’on restera douillettement chez nous qu’ils vont tenter une attaque en hiver, argua Bard. Vous voulez rester à la maison et attendre qu’ils nous attaquent ?
— Oui, pourquoi ne pas rester chez nous et les attendre ? Défendre sa maison et courir après eux, ça fait deux, grommela un grand gaillard.
Mais, malgré les murmures et les bougonnements, il n’y eut pas de mutinerie ouverte. Très pâle, Beltran se taisait, et Bard, se rappelant leur conversation de la veille, réalisa que son cadet était terrifié. Il se représentait toujours Beltran plus jeune que lui, mais en fait ils n’avaient que six mois de différence ; Bard, cependant, avait tendance à l’oublier, car il avait toujours été plus grand que ses frères adoptifs. Il avait toujours été le plus fort, le plus habile à l’épée, à la lutte et à la chasse, et leur chef incontesté !
Il profita donc de l’occasion pour confier ses craintes de révolte à Beltran, et lui demanda de circuler parmi les hommes pour sonder leur état d’esprit tout en chevauchant.
— Tu es leur prince, et tu représentes la volonté du roi. Le moment peut venir où ils refuseront de m’obéir, mais je crois qu’ils n’oseront pas se révolter contre le propre fils de leur souverain, lui représenta-t-il habilement.
Et Beltran, regardant Bard d’un air hargneux – après tout, pourquoi lui donnait-il des ordres ? –, finit par acquiescer de la tête et, se mêlant aux hommes, leur posa des questions aux uns et aux autres. Bard le regarda, se disant que cela le distrayait de sa peur – et une telle manifestation d’intérêt de la part de leur prince mettrait peut-être fin à l’insubordination des troupes.
La neige continuait à tomber. Maintenant, elle arrivait aux jarrets des chevaux, et Bard commença à se demander sérieusement s’ils pourraient continuer. Il pria Maître Gareth de faire voler l’oiseau-espion, mais, comme il s’y attendait un peu, le laranzu répondit qu’il ne pouvait pas voler par ce temps.
— Il a de la chance, grommela Bard. Je voudrais bien être à sa place ! Enfin, y a-t-il un autre moyen de savoir à quelle distance se trouve la caravane, et si nous pourrons l’atteindre aujourd’hui ?
— Je vais demander à Mirella, dit Maître Gareth. Elle a la Vision, c’est pourquoi nous l’avons emmenée avec nous.
Bard vit Mirella, assise sur son cheval au milieu de la neige qui tombait sans discontinuer, les cheveux cuivrés couverts de gros flocons, sortir sa pierre-étoile et la consulter. Le cristal projetait des reflets bleutés sur le visage de la jeune fille ; seuls ces reflets bleus et ses cheveux de flamme semblaient mettre un peu de lumière dans cette journée sinistre. Elle était emmitouflée dans sa cape et des châles qui ne dissimulaient pourtant pas sa sveltesse et sa grâce, et Bard se surprit une fois de plus à l’admirer. C’était la jeune fille la plus belle qu’il eût jamais vue, sans aucun doute ; auprès d’elle, Carlina n’était qu’un pâle échalas. Pourtant, Mirella était complètement hors de sa portée, sacro-sainte, leronis, vierge consacrée à la Vision ; en outre, il courait des rumeurs inquiétantes sur ce qu’il advenait à la virilité d’un homme déflorant une leronis contre son gré. Il se dit qu’avec son don, il pouvait ne pas la contraindre, et la faire venir dans son lit de son plein gré…
Mais, ainsi, il se ferait un ennemi de Maître Gareth. Au diable, il y avait assez de femmes consentantes dans le monde, il était fiancé à une princesse, et, d’ailleurs, ce n’était pas le moment de penser aux femmes !
Mirella soupira, ouvrit les yeux, le reflet bleu quittant son visage, et posa sur lui un regard timide, sérieux, et si direct que Bard se demanda, un peu abasourdi, si elle avait lu dans ses pensées. Mais elle dit seulement, de son ton neutre de leronis :
— Ils ne sont pas loin de nous, vai dom. À trois heures de cheval, derrière cette crête…
Elle tendit le bras, mais la crête demeurait invisible dans la tempête de neige.
— Ils se sont arrêtés, parce que la neige est tombée là-bas en plus grande abondance et que leurs chariots sont bloqués. Les roues sont enlisées jusqu’aux essieux, et les attelages ne peuvent pas bouger. Une bête de trait est tombée sous le harnais en se cassant la patte, les autres ont paniqué et ont failli se piétiner les unes les autres. Si nous continuons à ce train, nous les rejoindrons vers midi.
Bard alla prévenir les hommes, et les trouva préoccupés, pas du tout contents de la nouvelle.
— Ça veut dire qu’il faudra se battre en pleine neige ; et que fera-t-on des chariots capturés, si les attelages sont anéantis ? demanda un vétéran d’un ton acide. Je propose de camper ici et d’attendre que la neige fonde pour pouvoir lutter plus facilement. S’ils ne peuvent pas bouger, ils ne s’en iront pas !
— Nous manquerions de nourriture et de fourrage, dit Bard. Et c’est un avantage pour nous de choisir le moment de l’attaque. Allons, en avant, le plus vite possible !
Ils repartirent, sous la neige qui continuait à tomber. Bard regardait les silhouettes grises des leroni, fronçant les sourcils. Finalement, il les rejoignit et demanda à Maître Gareth :
— Comment protégerons-nous les femmes pendant la bataille ? Nous ne pouvons pas nous priver d’un homme pour les garder.
— Je vous l’ai déjà dit, répondit Maître Gareth. Ces femmes sont des leroni entraînées ; elles sont capables de se défendre seules. Melora a déjà participé à des combats, et, bien que ce ne soit pas le cas de Mirella, je ne m’inquiète pas pour elle.
— Mais nos ennemis sont accompagnés par des mercenaires séchéens, dit Bard. Et si votre fille et votre fille adoptive sont capturées – leroni ou pas – elles seront enchaînées et vendues à un bordel de Daillon.
Melora, trottinant près d’eux sur son âne, dit tranquillement :
— N’ayez aucune crainte pour nous, vai dom.
Elle porta la main à la petite dague suspendue à sa taille sous sa cape et ajouta :
— Ma sœur et moi, nous ne tomberons pas vivantes aux mains des Séchéens.
Son ton calme et naturel fit frissonner Bard. Curieusement, ce ton lui parut fraternel. Au début de sa carrière, lui aussi, il avait su qu’il allait affronter la mort, ou pis, et le ton de Melora lui rappela ces premiers combats. Il se surprit à lui sourire, d’un grand sourire spontané.
— La Déesse vous préserve d’en arriver là, damisela. Mais je ne savais pas qu’il existait des femmes capables de telles décisions et d’un tel courage à la guerre.
— Ce n’est pas du courage, dit Melora de sa voix harmonieuse. Je redoute seulement les chaînes et les bordels des Villes sèches plus que je ne crains la mort. La mort, m’a-t-on appris, n’est que la porte donnant accès à une vie meilleure ; et la vie n’aurait pour moi aucun charme si je devais vivre enchaînée dans un lupanar de Daillon. De plus, ma dague est très tranchante et mettrait fin sans douleur à ma vie – je crains plus encore la douleur que la mort.
— Eh bien, dit-il, retenant son cheval pour rester au niveau de l’âne, je devrais avoir recours à vous pour remonter le moral de mes hommes, mistress Melora. Je ne savais pas les femmes capables d’un tel courage.
Il se surprit à se demander si Carlina parlerait ainsi avant une bataille imminente. Il l’ignorait. Il n’avait jamais pensé à le lui demander.
Il lui vint à l’esprit qu’il avait connu intimement de nombreuses femmes depuis ses quinze ans. Pourtant, il lui semblait soudain qu’il connaissait très peu les femmes. Il connaissait leurs corps, oui, mais c’était tout ; il ne lui était jamais venu à l’idée qu’une femme pût l’intéresser, sauf pour s’accoupler avec elle.
Et pourtant, se rappela-t-il, quand ils étaient petits, il parlait à Carlina aussi librement qu’avec ses frères adoptifs, il aimait être avec elle, il connaissait ses mets préférés, les couleurs de robes et de rubans qu’elle aimait, il connaissait sa peur des hiboux et des chauves-souris, son horreur du porridge aux noix et du cake, son aversion pour les robes roses et les talons trop hauts, et savait combien elle détestait les longues heures qu’elle devait passer à coudre et à broder ; il l’avait consolée d’avoir des cals au bout des doigts à force de jouer du rryl et de la harpe, et il l’avait aidée à apprendre ses leçons.
Pourtant, lorsqu’il était arrivé à l’âge d’homme et avait commencé à penser aux femmes en termes de volupté, il s’était éloigné de Carlina ; il ne savait pas quelle femme était devenue la fillette. Et, pis encore, il ne s’en souciait pas ; il voyait en elle essentiellement sa future épouse. Dernièrement, il avait beaucoup pensé à faire l’amour avec elle ; mais il ne lui était jamais venu à l’idée de lui parler, simplement comme il parlait en ce moment avec cette bizarre leronis, à la voix séduisante mais au corps disgracieux.
C’était troublant ; il n’avait pas particulièrement envie d’avoir cette femme dans son lit. En fait, l’idée lui aurait plutôt répugné, elle était si grosse et informe, si quelconque, c’était une des rares femmes qui n’eût pas mis ses sens en émoi, fût-ce un peu. Pourtant, il avait envie de continuer la conversation ; bizarrement, il se sentait plus proche d’elle que de quiconque, mis à part ses frères adoptifs. Il porta son regard sur Mirella, qui chevauchait devant eux, silencieuse et distante, d’une beauté ensorcelante, et, comme toujours, il sentit ses sens s’émouvoir, puis il reporta les yeux sur Melora, lourde et corpulente, affaissée sur son âne comme – de nouveau cette comparaison ironique – un sac de farine. Pourquoi, se demanda-t-il, la belle Mirella n’était-elle pas amicale et chaleureuse comme elle, pourquoi n’était-ce pas elle qui chevauchait à son côté, le regardant dans les yeux avec tant d’intérêt et de sympathie ? Les cheveux de Melora étaient d’un roux presque aussi flamboyant que ceux de Mirella ; et, derrière ses joues rebondies, il sentait la même ossature délicate.
— Mistress Mirella – vous vous ressemblez beaucoup, toutes les deux ; est-elle votre sœur ou votre demi-sœur ?
— Non, dit-elle, mais nous sommes parentes ; sa mère est ma sœur aînée. Et j’ai une autre sœur qui est leronis, elle aussi – nous avons toutes reçu le don du laran. N’êtes-vous pas le fils de Dom Rafaël di Asturien ? Alors, ma sœur cadette, Melisendra, est dame d’honneur de votre belle-mère ; voilà trois saisons qu’elle sert Domna Jerana. Vous ne l’avez jamais vue ?
— Voilà bien des années que je ne suis pas retourné chez moi, dit sèchement Bard.
— Ah, c’est bien triste, répondit-elle avec une chaleureuse sympathie, mais Bard n’avait pas envie de continuer sur ce sujet, et il lui demanda :
— Avez-vous déjà participé à une bataille pour être si calme et intrépide ?
— Mais oui ; j’étais auprès de mon père à la bataille de Snow Glen avec les oiseaux-espions. J’ai vu le roi vous donner le drapeau.
— Je ne savais pas qu’il y avait des femmes là-bas, dit-il, pas même parmi les leroni.
— Mais moi, je vous ai vu, dit-elle. Et je n’étais pas la seule femme présente. Il y avait un détachement de Renonçantes, appartenant à la Sororité de l’Épée, et elles ont vaillamment combattu, elles aussi ; si elles avaient été des hommes, elles auraient été félicitées et honorées par le roi, comme vous. Quand les ennemis armés de hache ont enfoncé le flanc sud, elles ont résisté jusqu’à l’arrivée des cavaliers du Capitaine Syrtis. Deux d’entre elles ont été tuées et une autre a perdu une main ; mais elles ont bien défendu leurs positions et n’ont pas lâché pied.
Bard fit la grimace.
— J’ai entendu parler des Renonçantes ; j’ignorais que le Roi Ardrin s’abaissait à les utiliser à la guerre ! Il est déjà regrettable qu’elles participent aux veilles d’incendie avec les hommes. Je ne trouve pas que la place d’une femme soit sur le champ de bataille !
— Moi non plus, dit Melora. Mais il faut dire que je ne trouve pas non plus que ce soit la place d’un homme, et mon père est de mon avis. Il préférerait demeurer à la maison, jouer du rryl et du luth et utiliser nos pierres-étoiles pour guérir ou extraire les minerais de la terre. Mais, quand il y a la guerre, nous devons combattre selon la volonté du seigneur notre roi, Maître Bard.
Bard répondit, avec un grand sourire :
— Les femmes ne comprennent pas ces choses. La guerre est une affaire d’hommes, et ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu’ils combattent. Mais les femmes devraient rester à la maison pour faire de la musique et soigner nos blessures.
— Pensez-vous vraiment que l’homme soit né pour se battre ? demanda Melora. Pas moi ; et un jour viendra, je l’espère, où les hommes seront libérés de la guerre comme vous voudriez que les femmes le soient.
— Je suis un soldat, damisela, dit Bard. Je n’aurais aucune place dans un monde pacifié et pusillanime. Mais, puisque vous aimez tellement la paix, pourquoi ne laissez-vous pas la guerre aux hommes, qui l’aiment ?
— Parce que, dit-elle avec animation, je ne connais pas beaucoup d’hommes qui l’aiment.
— Moi, si, damisela.
— Vraiment ? N’est-ce pas plutôt que vous n’avez jamais eu l’occasion de faire autre chose ? demanda Melora. À une époque, toutes ces contrées étaient en paix sous les rois Hastur ; mais, maintenant, nous avons une centaine de royaumes minuscules qui se battent sans arrêt parce qu’ils n’arrivent pas à s’entendre ! Pensez-vous sincèrement que le monde devrait aller ainsi ?
Bard sourit et dit :
— Le monde va comme il veut, mistress Melora, et non comme vous et moi voudrions qu’il aille.
— Mais, dit Melora, le monde va comme le veulent les hommes ; et les hommes sont libres de le faire aller autrement, s’ils en ont le courage !
Il lui sourit. Maintenant, elle lui semblait jolie, avec ses yeux pleins de feu et son teint crémeux rosi par l’excitation. Il se dit qu’à sa façon, elle avait une présence chaleureuse et sensuelle, que son corps lourd devait être tiède et accueillant ; elle ne pleurnicherait sans doute pas comme cette idiote de Lisarda, mais serait au contraire une ardente partenaire. Il dit :
— Le monde serait sans doute meilleur si vous aviez votre mot à dire, mistress Melora. Il est peut-être dommage que les femmes n’aient aucune part aux décisions qui façonnent notre société.
Beltran vint le chercher. Bard s’excusa auprès de Melora et partit avec le prince.
— Maître Gareth affirme qu’ils campent juste derrière ce bois, dit celui-ci. Il faudrait s’arrêter ici pour laisser souffler les chevaux et faire manger les hommes. Ensuite, comme l’une des filles a la Vision, elle pourra nous conseiller sur la meilleure façon d’attaquer.
— Tu as raison, dit Bard, donnant aussitôt ses ordres.
Les hommes se formèrent en cercle pour éviter une attaque surprise – les sachant fixés en un point, il n’était pas impossible que les Séchéens prissent l’initiative.
— C’est possible, dit Beltran, mais peu probable. Ils aiment la neige encore moins que nous. Et ils ont la caravane à défendre.
Il sauta à terre et chercha dans ses fontes le sac à fourrage de son cheval.
— Tu faisais encore du charme à l’une de nos leroni. Il faut vraiment que tu sois un coureur incorrigible pour trouver quelque chose à cette grosse vache ! Ce qu’elle a l’air bête !
Bard secoua la tête.
— Oh, elle est assez séduisante, à sa façon, et a une voix ravissante, dit-il. Et l’on peut dire ce qu’on voudra, mais elle est loin d’être bête !
Beltran dit avec un rire sardonique :
— À t’observer, je commence à croire le vieux proverbe qui prétend que toutes les femmes se ressemblent une fois la lampe éteinte, car tu courtises n’importe quoi en jupon ! As-tu donc tant besoin d’une compagnie féminine que tu ailles soupirer après une grosse leronis informe ?
Bard répondit, exaspéré :
— Je te donne ma parole que je ne soupire pas après elle, comme tu dis. Pour le moment, je n’ai pas autre chose en tête que la bataille qui nous attend derrière cette colline en me demandant si nous devrons affronter le feuglu ou la sorcellerie ! Je lui manifeste de la courtoisie parce qu’elle est la fille de Maître Gareth, c’est tout ! Au nom du ciel, mon frère, pense à notre mission et non à mes défauts de séducteur !
Son casque était pendu au pommeau de sa selle. Il le détacha et s’en coiffa, bouclant la jugulaire sous son menton, en sortant soigneusement sa tresse de guerrier. Beltran l’imita. Il était livide, et Bard, se rappelant leur conversation de la veille, ressentit un élan de sympathie, mais il n’eut pas le temps de s’y attarder.
Il passa tous ses hommes en revue, vérifiant leurs équipements, disant un mot à chacun. Il avait l’estomac noué et tous les muscles tendus, comme toujours devant le danger.
— Nous allons aller aussi près que possible du haut de la colline sans nous montrer, et nous attendrons le signal de Maître Gareth. Puis nous dévalerons la pente au galop aussi vite que possible pour les prendre par surprise.
— Si leurs laranzu’in sont tous endormis ! grommela un homme.
— S’ils nous surveillent par la sorcellerie ou des oiseaux-espions, nous ne les surprendrons peut-être pas tout à fait. Mais ils ne peuvent pas savoir à l’avance combien nous sommes ni la force de notre détermination ! N’oubliez pas, mes amis, que ce sont des mercenaires des Villes sèches. Cette guerre ne les concerne pas, et la neige est notre meilleure alliée, car ils n’en ont pas l’habitude.
— Nous non plus, marmonna un homme dans les rangs. Il n’y a que les fous qui se battent dans la neige !
— Préféreriez-vous laisser passer ce feuglu ? S’ils peuvent transporter du feuglu en hiver, nous pouvons nous en emparer, dit sèchement Bard. Bien, silence maintenant ; ils pourraient nous entendre, et je veux les surprendre dans la mesure du possible.
Il rejoignit Maître Gareth et lui dit :
— Essayez de voir combien d’hommes gardent les chariots.
Maître Gareth fit signe à Mirella.
— C’est déjà fait, seigneur. Je n’en compte pas plus de cinquante ; sans compter les charretiers, qui sont peut-être armés, mais qui seront mobilisés par leurs bêtes.
Bard hocha la tête. Il fit signe à deux soldats aguerris, les meilleurs cavaliers du groupe, et dit :
— Juste avant notre charge, couvrez-vous de vos boucliers et galopez vers la tête du train ; coupez les harnais des bêtes et chassez-les vers l’ennemi. Cela augmentera la confusion. Mais soyez prudents ; ils peuvent vous lancer des flèches.
Ils hochèrent la tête. Soldats d’élite, vétérans de bien des campagnes, ils portaient tous les deux le cordon rouge de guerrier natté dans leur tresse. L’un d’eux coiffa son casque et sourit en tirant sa dague.
— Pour ce genre de travail, ça vaut mieux qu’une épée, dit-il.
— Maître Gareth, vous avez fait votre part, et vous l’avez bien faite. Vous pouvez rester ici avec les femmes. De toute façon, vous n’avez pas besoin de charger avec nous. S’ils nous lancent des sorts, nous aurons besoin de vous pour les contre-sorts, et vous êtes inutile dans la bataille.
— Seigneur, je sais quel est mon rôle dans la bataille, de même que ma fille et ma fille adoptive, dit le laranzu. Avec le respect que je vous dois, seigneur, occupez-vous de vos soldats et laissez-moi le reste.
Bard haussa les épaules.
— À votre aise. Mais nous n’aurons pas le temps de penser à vous quand la bataille aura commencé.
Il rencontra le regard de Melora, et fut soudain troublé à l’idée qu’elle allait se jeter au cœur du combat sur son petit âne, sans arme, sauf sa petite dague. Mais que pouvait-il faire ? Elle lui avait bien fait comprendre qu’elle n’avait pas besoin de sa protection.
Pourtant, il continua à la regarder, troublé, sentant la peur monter en lui. Une terreur à l’état pur, irraisonnée, qui puisait en lui comme une chose vivante. Il vit la dague trancher la chair vive de Melora jusqu’à l’os, il vit Melora enchaînée, traînée par dés bandits séchéens qui se disputaient son corps mutilé, il vit son frère adoptif Beltran abattu… Il s’entendit gémir de terreur. Un homme du rang poussa un cri, un cri aigu et perçant de panique pure.
— Ah, non – regardez où il vole, le démon…
Bard leva la tête, vit une noirceur terrible et griffue planer au-dessus d’eux, descendre, descendre encore ; il entendit Mirella crier… Des flammes jaillirent autour d’eux et il recula, sentant l’haleine torride du feu…
Soudain, il revint à la réalité ; aucune odeur de brûlé.
— Tenez bon, mes amis, hurla-t-il. C’est une illusion, une comédie pour effrayer les enfants… pas plus dangereuse qu’un feu d’artifice au solstice d’été ! Allons, mes amis ! C’est tout ce qu’ils savent faire ? Ils feraient flamber la forêt, s’ils le pouvaient, mais ce subterfuge ne peut rien brûler ; rien ne brûlera dans la neige – en avant ! hurla-t-il sachant que l’action était le meilleur remède contre de telles illusions. Chargez ! Au galop, mes amis !
Il talonna son cheval qui partit ventre à terre, passa le sommet de la colline, et aperçut enfin les chariots, en contrebas. Il y en avait quatre, et il vit ses hommes fondre dessus, tranchant les rênes des attelages et les dispersant à coups de fouet. En mugissant, les bêtes se mirent à galoper lourdement, et un chariot oscilla avant de se retourner avec un bruit sinistre. Bard continuait à galoper, en hurlant des ordres. Un grand Séchéen aux longs cheveux filasse flottant sur ses épaules se dressa devant lui, pointant sa lance sur son cheval. Bard se pencha et l’abattit d’un coup d’épée. Du coin de l’œil, il vit Beltran renverser un autre Séchéen, qui tomba, hurlant sous les sabots du cheval. Puis il perdit de vue son frère adoptif quand trois mercenaires fondirent sur lui en même temps.
Après l’action, il ne put jamais rien se rappeler de la bataille ; seulement le bruit, le sang répandu sur la neige, le froid cuisant, et la neige qui continuait à tomber. À un moment, son cheval trébucha, il tomba, et se retrouva en train de combattre à pied. Il ne savait plus combien d’hommes il avait combattus, ni s’il les avait tués ou simplement mis en fuite. Plus tard, il vit Beltran à terre, devant deux immenses mercenaires, et courut dans la neige, ses bottes pleines d’eau, tirant sa dague et poignardant l’un des deux ; puis la bataille les sépara de nouveau. Ensuite, il se retrouva debout sur un chariot, hurlant pour rallier ses hommes autour de lui et défendre le feuglu. Tout autour, il y avait des bruits de bataille, épées et dagues qui s’entrechoquent, hurlements des blessés, hennissements des chevaux mourants.
Enfin, le silence retomba, et Bard vit ses hommes avancer dans la neige pour se regrouper autour de lui. Avec soulagement, il vit que Beltran, bien qu’il saignât sous son casque, était encore debout. Il envoya l’un de ses hommes compter les morts et les blessés, puis alla inspecter les chariots avec Maître Gareth, se disant qu’il allait se sentir ridicule s’ils ne contenaient que des fruits secs pour l’intendance, au lieu du feuglu annoncé.
Montant sur un chariot, il ouvrit un tonneau avec précaution. Il sentit l’odeur âcre et acide, et hocha sombrement la tête. Oui, c’était bien du feuglu, cette substance perverse qui, une fois allumée, continuait à brûler tout ce qu’elle touchait, rongeant les vêtements, les chairs et les os… Elle n’existait pas à l’état naturel, mais était fabriquée par la sorcellerie. Lui et ses hommes avaient de la chance, car les Séchéens avaient sans doute pensé que le feuglu ne prendrait pas feu dans la neige. Ou peut-être ne leur avait-on pas dit ce qu’ils convoyaient ; parfois, certains plongeaient leurs flèches dans le feuglu pour abattre les chevaux sous les hommes pendant la bataille, tactique cruelle et déshonorante, car les chevaux, rendus fous par les brûlures, s’emballaient et causaient plus de ravages que le feu.
Il confia la garde des chariots à une demi-douzaine d’hommes indemnes ou légèrement blessées, sous les ordres de Maître Gareth. Il vit avec soulagement que Melora n’avait pas une écorchure, malgré son visage maculé de sang.
— Un homme m’a attaquée, et je l’ai poignardé, dit-elle avec calme. Il s’agit de son sang, pas du mien.
Il ordonna à trois soldats de rassembler les chevaux qui manquaient à l’appel. On acheva les Séchéens grièvement blessés. Ceux qui étaient capables de se tenir à cheval ou même de courir s’étaient enfuis…
Il se tournait pour faire l’inventaire final des bêtes de bât qui restaient – car ils ne pouvaient pas déplacer les chariots sans elles – quand il entendit un hurlement derrière lui. Il se retrouva devant un grand Séchéen qui se ruait sur lui, dague et épée dégainées. À l’évidence, il s’était caché derrière les chariots. Il avait une blessure béante à la cuisse, mais il para les coups de Bard, passant sa dague sous sa garde. Bard parvint à le repousser, fit sauter son épée, et tira sa propre dague de sa ceinture. Puis ils luttèrent corps à corps, dagues engagées jusqu’à la garde, et Bard faillit se faire trancher la gorge. De sa main libre, il releva les deux dagues, dégagea la sienne et la plongea dans le cœur de son assaillant qui hurla, luttant toujours, puis mourut.
Encore tremblant à la suite de cette attaque surprise, Bard ramassa son épée et la remit au fourreau. Puis il se pencha pour reprendre sa dague, mais elle était plantée dans une vertèbre et résista à toutes ses tentatives pour la sortir. Finalement, il dit avec un rire sans joie :
— Enterrez-le avec elle. Qu’il l’emporte avec lui dans les enfers de Zandru. Je prendrai la sienne à la place.
Il ramassa la dague du Séchéen, magnifique pièce à la lame de métal sombre et à la poignée de cuivre ciselé sertie de gemmes. Il la considéra en connaisseur.
— C’était un brave, dit-il, mettant la dague dans son fourreau.
Ils occupèrent le reste de la journée à rassembler les bêtes de trait, à reformer les attelages et à enterrer leurs trois morts. Sept de ses hommes étaient blessés, plus ou moins grièvement ; l’un d’eux, il le savait, ne survivrait jamais à la longue route qu’il leur restait à faire pour regagner Asturias. Maître Gareth était blessé à la cuisse, mais affirmait qu’il pourrait sans doute monter le lendemain.
Et cependant, silencieuse et implacable, la neige continuait à tomber. La courte journée d’automne s’assombrit bientôt, et ce fut la nuit. Les soldats dévalisèrent les chariots de leurs vivres et préparèrent un festin. Une bête de trait s’était cassé une patte, et un soldat qui connaissait le métier de boucher l’abattit et la fit rôtir au-dessus d’une fosse. Les Séchéens avaient aussi du vin en abondance, du vin doux et traître d’Ardcarran, et Bard autorisa ses hommes à boire tout leur soûl, puisque l’oiseau-guetteur et la Vision de Mirella confirmaient qu’il n’y avait plus un ennemi dans les parages. Assis autour du feu, ils chantaient des chansons gaillardes et se vantaient de leurs exploits guerriers – et Bard, assis, les regardait.
Debout derrière lui, enveloppée dans sa cape grise, Melora dit :
— Je me demande comment ils peuvent rire et chanter comme ça, après tant de sang et de carnage, et tant de leurs amis, et même de leurs ennemis morts.
— Allons, damisela, vous n’avez pas peur des fantômes des morts, non ? dit Bard. Croyez-vous que les défunts reviennent, jaloux parce que les vivants s’amusent ?
Elle secoua la tête en silence.
— Non, dit-elle enfin. Mais, pour moi, ce devrait être un temps d’affliction.
— Vous n’êtes pas soldat. Car, pour un soldat, toute bataille à laquelle il survit est une occasion de se réjouir d’être encore vivant. Et c’est pourquoi ils festoient, boivent et chantent. Si nous étions une armée régulière, et non pas un petit détachement comme celui-là, ils prendraient ensuite leur plaisir avec les catins qui suivent les troupes, ou se rendraient à la ville pour en trouver.
Elle frissonna :
— Au moins, il n’y a aucune ville proche où ils pourraient piller et violer…
— Damisela, les hasards de la guerre exposent les hommes à la mort ; pourquoi les femmes devraient-elles être à l’abri de ces hasards ? La plupart des femmes acceptent cela assez facilement, dit-il en riant.
Il remarqua qu’elle ne détournait pas les yeux, et ne pouffait pas nerveusement comme l’auraient fait la plupart des femmes de sa connaissance, choquées ou feignant de l’être. Elle se contenta de répondre, avec calme :
— Je suppose que c’est normal ; l’excitation, le soulagement d’avoir échappé à la mort, le choc qui suit la bataille… Je n’y avais pas pensé. Mais je n’aurais pas si facilement accepté cette idée si les Séchéens avaient gagné. Je suis contente qu’ils soient vaincus, contente d’être encore vivante.
Elle était assez près de lui, et il sentait un léger parfum qui émanait de ses cheveux et de sa cape.
— J’étais terrifiée, car, si la bataille avait tourné contre nous, j’avais peur de ne pas avoir le courage de me tuer, peur d’accepter les outrages, l’esclavage, le viol, plutôt que la mort – la mort me paraissait épouvantable, à regarder ces hommes qui mouraient…
Il se tourna et prit sa main dans la sienne ; elle ne protesta pas.
— Je suis heureux que vous soyez encore vivante, Melora, dit-il à voix basse.
— Moi aussi, répondit-elle, tout aussi bas.
Il l’attira à lui et l’embrassa, étonné de la douceur de ses seins lourds contre lui, de la tiédeur de ses lèvres sous les siennes, sentant qu’elle se donnait tout entière dans ce baiser ; mais, aussitôt après, elle s’écarta un peu et dit doucement :
— Non, je vous en prie, Bard. Pas ici, pas comme ça, pas entourés de vos hommes… Je ne refuse pas d’être à vous, je vous en donne ma parole, mais pas comme ça, on m’a appris que… ce n’est pas bien.
À regret, Bard la lâcha. Je pourrais si facilement l’aimer, pensa-t-il. Elle n’est pas belle, mais elle est si douce et tiède… et toute l’excitation refoulée de la journée monta en lui.
Pourtant, il savait qu’elle avait raison. Lorsque les soldats n’avaient pas de femmes, il était contraire à la coutume et à la décence que le chef eût la sienne ; Bard était soldat et savait mieux que personne qu’il ne devait bénéficier d’aucun privilège. Pourtant, elle était consentante, ce qui augmentait ses regrets. Jamais il ne s’était senti aussi proche d’une femme.
Enfin… Il soupira, résigné, et dit :
— Les hasards de la guerre, Melora. Un jour… peut-être…
— Peut-être, dit-elle doucement, lui donnant sa main et le regardant dans les yeux.
Il lui sembla qu’il n’avait jamais autant désiré aucune femme. À côté d’elle, toutes celles qu’il avait connues n’étaient que des enfants, comme Lisarda qui jouait encore à la poupée, et même Carlina, trop verte et juvénile. Et pourtant, à sa grande surprise, il n’avait pas envie de la contraindre. Il savait parfaitement qu’il aurait pu l’influencer par le laran, pour qu’elle rejoigne sa couche une fois tout le camp endormi ; mais cette idée l’emplissait d’horreur. Il la voulait telle qu’elle était en ce moment, tout entière, libre de sa volonté, et pleine de désir. Il savait que, s’il ne possédait que son corps, tout ce qui faisait d’elle Melora s’évanouirait. Son corps, après tout, était lourd et informe, jeune mais déjà négligé et avachi. C’était autre chose qui la rendait infiniment désirable. Un instant, il se demanda ce qu’elle lui avait fait, et, levant les yeux, balbutia :
— M’avez-vous jeté un sort, Melora ?
Elle prit son visage entre ses mains potelées, avec une grande tendresse, et le regarda dans les yeux. Autour du feu, les hommes chantaient une chanson gaillarde :
Vingt-quatre leroni allèrent à Ardcarran,
Mais aucune au retour n’avait plus de laran…
— Non, Bard, dit-elle avec douceur. Nous nous sommes rencontrés, simplement ; nous avons été honnêtes l’un envers l’autre, et c’est la chose la plus rare entre un homme et une femme. Je vous aime bien ; je voudrais que la situation soit différente, que nous soyons ailleurs ce soir.
Se penchant, elle effleura sa bouche de ses lèvres, avec une tendresse qui le réchauffa plus que ne l’aurait fait la plus ardente passion.
— Bonne nuit, mon cher ami.
Il lui pressa la main et la laissa partir, la regardant s’éloigner avec regret, et avec une tristesse toute nouvelle pour lui.
L’endroit grouillait d’Hommes des Arbres,
Il y en avait à foison,
Forniquant sur les tables
Et suspendus aux poutres du plafond…
Vingt-quatre fermiers,
Chargés de sacs de noix
Qu’ils n’arrivaient pas à ouvrir…
Beltran dit derrière lui :
— Ils ont l’air de s’amuser. Il y a des vers que je n’avais jamais entendus.
Il gloussa :
— Je me rappelle le jour où nos gouverneurs nous avaient battus parce que nous avions recopié les plus indécents dans le cahier de Carlina.
Bard répondit, heureux de cette diversion :
— Je me rappelle que tu lui avais répondu que c’était la preuve que les filles ne devaient pas apprendre à lire.
— Et pourtant, je laisserais volontiers la lecture aux femmes qui n’ont rien d’autre à faire, dit Beltran, sachant que j’aurais des papiers et des documents d’État à signer un jour.
Il se pencha vers Bard, qui, sentant son haleine légèrement avinée, réalisa que l’adolescent avait bu, peut-être plus que de raison.
— C’est une bonne nuit pour s’enivrer.
— Comment va ta blessure ?
Beltran gloussa et dit :
— Je ne suis pas blessé ; mon cheval s’est emballé et m’a entraîné au galop dans la descente. J’ai glissé sur ma selle, je me suis cogné à l’arçon, et mon nez s’est mis à saigner ; je me suis battu ensuite avec le visage dégoulinant de sang. Je devais avoir l’air terrifiant !
Il se glissa sous l’auvent de Bard, tourné vers le feu, et s’assit. La toile imperméable les protégeait de la neige.
— Le temps semble s’éclaircir, enfin.
— Il faudra voir si nous avons des hommes qui savent conduire les chariots et les attelages.
Beltran bâilla à se décrocher la mâchoire.
— Maintenant que c’est fini, j’ai l’impression que je pourrais dormir une décade. Regarde, il est encore tôt, mais tous les hommes sont soûls comme des moines au solstice d’hiver.
— Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent, sans femmes aux environs ?
Beltran haussa les épaules.
— Je ne leur reproche pas d’avoir bu. Entre nous, Bard, j’en suis plutôt content… Je me rappelle qu’après la bataille de Snow Glen, un groupe de jeunes soldats m’avaient traîné au bordel avec eux…
Il eut une grimace dégoûtée.
— Je n’ai pas de goût pour ces jeux.
— Moi aussi, je préfère des compagnes consentantes à des femmes vénales, acquiesça Bard, mais, après une bataille pareille, je ne crois pas que je ferais la différence.
Pourtant, en son for intérieur, il savait qu’il mentait. Ce soir, il désirait Melora et, même s’il avait à sa disposition toutes les courtisanes de Thendara ou Carcosa, c’est encore elle qu’il aurait choisie. L’aurait-il choisie de préférence à Carlina ? Il s’aperçut qu’il n’avait pas envie d’y penser. Carlina était sa fiancée, et c’était différent.
— Tu n’as pas assez bu, mon frère, dit Beltran en lui tendant une bouteille.
Bard la porta à sa bouche et but à longs traits, heureux de sentir le vin fort émousser la peine ressentie à l’idée que Melora le désirait autant que lui, et que, s’étonnant lui-même, il l’avait laissée partir. Le méprisait-elle maintenant, le considérant comme un faible, une femmelette, un blanc-bec effrayé d’imposer sa volonté à une femme ? Jouait-elle à la coquette avec lui ? Non, il aurait juré sur sa virilité qu’elle était honnête…
Un soldat jouait du rryl. À grands cris, ils appelèrent Maître Gareth pour qu’il vienne leur chanter des ballades, mais Melora sortit silencieusement de leur tente.
— Mon père vous prie de l’excuser, dit-elle. Il souffre beaucoup de sa blessure et ne peut pas chanter.
— Voulez-vous venir partager notre vin, Dame Melora ? dit l’un d’eux d’un ton respectueux.
Melora refusa de la tête.
— Je vais en porter un verre à mon père, si vous voulez bien. Cela l’aidera à s’endormir, j’espère ; mais ma nièce et moi-même devons le veiller, et nous ne boirons pas. Merci quand même.
Ses yeux cherchèrent Bard, assis dans l’ombre loin du feu, et il crut y lire une nouvelle tristesse.
— Je le croyais légèrement blessé, dit Bard.
— Moi aussi, dit Beltran. Mais il paraît que parfois les Séchéens empoisonnent leurs lames. Pourtant, je ne connais personne qui en soit mort.
De nouveau, il bâilla.
Autour du feu, les hommes chantaient ballade après ballade. Enfin, les flammes tombèrent, ils couvrirent les braises, et, par groupes de deux, trois ou quatre pour se tenir chaud, ils s’allongèrent dans leurs couvertures. Bard s’approcha de la tente des femmes, où se trouvait aussi maintenant le laranzu blessé.
— Comment va Maître Gareth ? demanda-t-il, s’accroupissant devant l’entrée.
— La blessure est très enflammée, mais il a fini par s’endormir, murmura Mirella, s’agenouillant à la porte. Je vous remercie de vous en inquiéter.
— Melora est là ?
Mirella le regarda, les yeux dilatés et graves, et soudain il sut que Melora s’était confiée à elle – ou que la nièce avait lu dans l’esprit de sa tante.
— Elle dort, seigneur.
Mirella hésita, puis ajouta rapidement :
— Elle n’a pas cessé de pleurer jusqu’à ce qu’elle s’endorme, Bard.
Leurs yeux se rencontrèrent, pleins de chaleur et de sympathie. Elle lui toucha légèrement la main. Il dit, la gorge serrée :
— Bonne nuit, Mirella.
— Bonne nuit, mon ami, dit-elle doucement.
Et il sut qu’elle n’avait pas utilisé le mot à la légère. Plein d’un étrange mélange d’amertume et de bonheur, il s’éloigna, retournant vers le feu de camp et la demi-tente sombre qu’il partageait avec Beltran. En silence, il ôta ses bottes, son ceinturon, détacha sa dague de sa ceinture.
— Tu es devenu le bredin d’un bandit séchéen, Bard, dit Beltran en riant. Car vous avez échangé vos dagues…
Bard souleva la dague dans sa main.
— Je doute que je m’en serve jamais pour combattre ; elle est trop légère pour ma main, dit-il. Mais c’est une très belle pièce de cuivre ciselé serti de gemmes et c’est une prise de guerre légitime ; je la porterai dans les grandes occasions pour exciter l’envie de tous.
Il glissa l’arme sous un pan de toile.
— Pauvre diable, il a plus froid que nous ce soir.
Ils s’allongèrent côte à côte. Bard pensait à la femme qui avait pleuré jusqu’à ce qu’elle s’endorme, de l’autre côté du camp. Le vin avait émoussé sa peine, mais ne l’avait pas fait disparaître.
Beltran dit dans le noir :
— Je n’ai pas eu aussi peur que je l’aurais cru. Et, maintenant que c’est fini, ça me paraît si peu terrible…
— C’est toujours comme ça, dit Bard. Après, tout paraît simple, et même exaltant, et l’on ne pense plus qu’au vin ou aux femmes – ou aux deux…
— Pas moi, dit Beltran. Une femme me rendrait malade, en ce moment. Je préfère boire avec mes camarades. Qu’est-ce que les femmes ont à faire à la guerre ?
— Ah, tu es encore jeune, dit Bard avec affection, refermant la main sur celle de son frère adoptif.
Ignorant si cette pensée venait de lui ou de Beltran, il se dit : Je voudrais que Geremy soit avec nous… Au bord du sommeil, il se rappela les nuits passées ensemble, quand ils allaient à la chasse ou aux veilles d’incendie, les caresses gauches et les expérimentations maladroites. Souvenirs agréables qui adoucirent un peu sa peine ; il avait des amis et des camarades loyaux, des frères adoptifs qui l’aimaient.
Sur le point de sombrer dans le sommeil, déjà à demi endormi, il sentit le corps de Beltran se presser fort contre le sien, et le jeune homme murmura :
— Je voudrais… prêter serment avec toi aussi, mon frère ; devons-nous échanger nos lames ?
Le choc réveilla brusquement Bard, qui le regarda et éclata de rire.
— Par la Déesse ! Tu es encore plus enfant que je ne le pensais, Beltran ! Tu crois que je suis encore assez jeune pour prendre mon plaisir avec des garçons ? dit-il grossièrement. Ou bien, crois-tu que je vais te prendre pour Carlina parce que tu es son frère ?
Il n’arrivait pas à s’arrêter de rire.
— Tiens, tiens, qui l’eût cru – que Geremy Hastur soit encore assez jeune pour prendre ces licences avec ses camarades !
Il se servit d’un mot grossier, appartenant à l’argot le plus vulgaire des soldats. Choqué, Beltran poussa un cri de honte dans le noir.
— Eh bien, quels que soient les goûts de Geremy, moi je n’aime pas ces jeux enfantins, Beltran. Tu ne peux pas te conduire en homme ?
Même dans le noir, il sentait que Beltran avait rougi de colère. Au bord des larmes, la gorge serrée, il s’assit et dit avec un sanglot rageur :
— Maudit sois-tu, bâtard, fils de putain ! Pour ça, je te tuerai, Bard, je le jure…
— Tu passes bien vite de l’amour à la haine ! railla Bard. Tu es encore soûl, bredillu. Allons, petit frère, ce n’est qu’un jeu qui te passera en grandissant. Recouche-toi, dors et ne fais pas l’idiot.
Le premier choc passé, il parlait avec affection. Mais Beltran resta assis, raide de rage, et murmura entre ses dents :
— Tu te moques de moi, espèce de… ! Bard mac Fianna, je jure que les roses fleuriront dans le neuvième enfer de Zandru avant que Carlina entre dans ton lit !
Il se leva, enfila ses bottes à la hâte et s’éloigna à grands pas ; et Bard, abasourdi, le suivit des yeux.
Dégrisé par les flocons qui continuaient à tomber, il savait qu’il venait de commettre une grosse faute. Beltran était encore très jeune, il aurait dû s’en souvenir, et le repousser sans sarcasmes. Ce qu’il voulait, sans aucun doute, c’était seulement un peu de tendresse et d’affection, comme Bard. Il avait eu tort de railler sa virilité. Il eut soudain envie de courir après son frère adoptif, pour s’excuser de ses moqueries et se raccommoder avec lui.
Mais le souvenir de l’insulte de Beltran le figea sur place. Il m’a appelé fils de putain, Bard mac Fianna, et pas di Asturien comme c’est mon droit maintenant. Au fond, il savait bien que Beltran avait lancé la première insulte qui lui était passée par la tête, mais elle l’avait profondément blessé. Serrant les dents avec colère, il se rallongea. Le Prince Beltran pouvait bien aller coucher dans un chariot ou au milieu des chevaux, pour ce que ça l’intéressait !